jean-marie bytebier

L’élément naturel

Jean-Marie Bytebier présente, à l’usage de tous, des tableaux récents qui ne cessent d’indiquer quelle est la question indispensable qu’il faut se poser quand, du foisonnement de la vie et des existences qui l’habitent, on a la révélation, aussi vaste qu’éblouissante, qu’ils ont principalement le ciel et la terre en partage.

   Ce peintre, un des plus en vue en Flandre belge, a derrière lui une carrière déjà longue, celle-ci serait-elle estimée à l’aune des palmarès, quand ce ne serait pas compte tenu des expositions auxquelles, convié pour son talent, il a fréquemment participé. Et quant à la question, sans qu’on puisse éprouver le moindre doute, elle configure l’équivalent d’un noyau central dans les tentatives et aussi bien dans les réussites plastiques, les aboutissements, quelques-uns aussitôt revisités une fois acquis, qui ont été les siens. Il convient de préciser que l’intuition de Bijtebier fut, dès ses débuts à Gand, années 80, immanente à un tempérament qui élisait la poésie contre le « passage en force », l’investigation intérieure contre les commentaires partisans producteurs de diktats. Et que la question dont il s’agit, disons qu’elle vient en premier dès qu’on évoque les arts de l’espace, et ce de façon récurrente. Son importance n’a frappé les philosophes que plus tard, une fois admis le pressentiment que la sagesse demandait l’appoint de sauts qualitatifs à la chaîne, preuve d’un Occident que préoccupent ses chances de longévité.

   Cette question, à l’instar d’une formule secrète, s’est logée dans la mémoire collective, ménageant depuis des temps reculés, entre l’imaginaire et la réalité telle qu’elle ordonne figures et devenirs, comme l’écriture d’un pacte - celui-ci, à la mesure du bonheur à naviguer entre les possibles que les hommes recherchent, mais parfois également à la source de difficultés qui nous surprennent, nous dépassent. Voici l’énigme : Qu’est-ce qui, à l’approche d’un paysage, semble régler le destin qui est le nôtre sur la contemplation des mille et mille parcours qui s’y ouvrent, et du monde des rivières et des deltas, et des plaines, des montagnes, et même de ces lambeaux meurtris que laissent surgir aujourd’hui de trop nombreuses périphéries urbaines orphelines ?

   A l’autre bout de la planète, voilà bien des siècles, il y a eu prise de conscience d’une réponse éventuelle à donner, austère, réclamant de la pensée des moyens qui soient aptes à matérialiser, devant des paysages, le continuum des espèces, végétales, atmosphériques, humidité et souffle réunis dans un épanchement commun. La peinture chinoise classique accomplissait cette tâche, Kiu-Jan entre 900 et 1000 de notre ère partait en s’aidant de son encre en direction d’un chemin sur des flancs escarpés, en automne … Toutefois, au-delà, on s’étonnera, de ce côté-ci de l’histoire de la captation de la réalité naturelle, qu’à Lascaux il n’y ait pas eu un penchant affirmé pour la profondeur des forêts, avec leurs jeux d’entrelacs, au niveau de la ramure. Ils auraient, en effet, pu projeter des ombres agiles sur les muscles des animaux à la course, aux prises avec la muraille où des mains avaient fixé leur image, en attente des flammes de torches qui allaient leur prêter un bougé. Et de ce fait un peintre comme Bijtebier, à la suite de tant d’autres, se voit contraint à réexaminer la question, et le fera en ayant recours à une méthode qui correspond à l’époque actuelle – mais surtout, hormis le considérable travail de décantation qu’il imprime à sa démarche, il se préoccupe de définir l’expérience que suppose l’acte de recommencer à en tenir compte.

   Ne suffit-il pas d’observer panoramiquement l’art dans son expression récente, consécutive à l’avènement du moderne, pour s’apercevoir que les saillies et les creux, le plein et le vide où se prend tout réel et d’où chacun d’entre nous tire le sentiment d’une connaissance plénière des choses sont devenus des objets problématiques, des occasions de litiges ? Des mises au pas consensuelles. Des causes de déchirement entre l’idée, d’une part, et la perception sensorielle, l’épreuve invasive de la temporalité, de l’autre. Le paysage, sous ces conditions, de multiples pressions nous poussent à l’ignorer, l’outrepasser, le dédaigner, le balayer de notre esprit. On constate qu’il s’éloigne de même que s’éloignent le pays, le lieu d’origine, le contact avec des alentours familiers. Ou alors il est resynthétisé : il y a maintenant des usines à paysages comme il y a des usines d’automobiles, de vêtements, de produits alimentaires. Du coup, peindre un paysage sera pour Bijtebier le plus souvent lié au besoin vital de se désentraver de ces recompositions obscurément violentes quoique proposées sous les auspices du libre rapport avec un « environnement » et, en raison des standards qui étendent leur emprise jusque sur les substances très vite accessibles au regard, avec ce qu’on pourrait appeler une secondarité qui se proclame nécessaire car induite par de nouveaux apprentissages sociaux.

   La peinture, essentiellement la peinture. Ce qui chez Bijtebier éveille l’intérêt, et plus encore la sympathie, c’est la construction qu’il assigne au travail du pinceau, distincte de ce qu’elle fut auprès des artistes parmi les plus doués, les plus exemplaires, à la Renaissance, et bien après, quand tour à tour ils firent droit, en décrivant un sol, un profil de collines, des divisions ou des embrassements de nuages, à soit un programme métaphysique, soit l’adhésion à un motif pour l’amour de ce motif. On se doute que le peintre que voici a su admirer de tels horizons et perspectives, juger opportunes certaines libertés prises envers le rendu des contours ou la transparence de l’air lorsque la pensée - mi-contrainte, mi-enthousiaste – se défit peu à peu de l’impératif catégorique, fort largement répandu, de création divine.  Et que de l’indépendance de la touche et d’une mixité inédite des intentions chez les héritiers des Maîtres, il a compris qu’elle instruisait sur les pouvoirs d’illusion de la mimésis, au sein quelquefois d’œuvres uniquement conçues, à tort, pour opérer un divorce entre soi et le réel. De cela vient qu’il peut considérer comme ses racines la dimension fissile de l’espace chez Mantegna, ou bien l’état de transe, de passion jamais apaisée auquel Nolde, du plus profond de lui-même, rattache ses paysages on dirait retournés au stade sauvage.

   Les couleurs – du vert lumineux, vespéral de temps en temps, au bleu clair planant au-dessus de la cime des arbres, et au vermillon qui se marque sur ici une partie d’un mur d’enceinte et là l'amorce d’un toit – disent et redisent ici, de tableau en tableau, l’enchantement du ton local qui se diffuse à l’intérieur du cadrage retenu, mais sans lui obéir, et c’est un double mouvement alterné qu’alors on contemple : la couleur qui vibre et s’échappe, la même couleur que comble et stabilise simultanément la résonance de ses voisines. La richesse d’une telle capacité de liberté due à la palette entraîne une organisation des surfaces entre elles autorisant leur caractère à la fois improvisé et défensif, caractère auquel l’attention aiguë portée aux incompatibilités pouvant naître à leurs limites ajoute celui d’harmonie dans les contrastes. Parfois la toile subit une poussée, car inscrite dans le blanc laiteux d’un rectangle qui l’enferme entre ses arêtes et ses angles – les bords, dans ce cas, offrent un relief qui les monumentalise, exerçant sur le regardeur l’attrait d’un matériau resté étranger à ce projet de peindre un monde qui se réincarne, dont la chair se régénère.

   Et on s’interroge sur le pourquoi de cette façon d’opérer – pourquoi le choix d’un surcadrage, pourquoi un mode de perception qui des signifiants semble admettre la valeur de facettes au service d’un langage ? Et on ne s’empêchera pas de songer au livre que l’historien Simon Shama a naguère consacré aux mythes collectifs que, par structures visibles enchevêtrées, superposées, la topographie de chacun de nous raccorde à une conscience plus générale face à l’être naturel. Landscape and Memory insiste, tout au long de ses chapitres, sur le fait qu’un paysage se revoit davantage qu’il ne se voit ; entité plutôt abstraite ayant soumis intellect et sensations à un code, il pénètre subtilement, par attelages de récits et d’images les plus divers, les réseaux sans fin constituant l’être naturel en son dehors. C’est la réalité de ces réseaux, prometteurs si on les approuve d’un acte qui unirait à neuf l’esprit à la totalité inentamée de ce qui est que Bijtebier, troublant le rapport du langage avec choses et qualités qu’il désigne, tente, à la faveur du ressenti qu’il en éprouve, d’arracher au désir d’idéalisation, le jugeant erroné, aliénant, arbitraire. A l’aide de ces tableaux que gonfle du dedans une armature dont on s’inquiète, dont on finit par saisir qu’elle renforce tout en le déjouant le rôle d’ « interprète », de « mécanisme » des figures et des espaces, le peintre répond lui aussi à la question posée, la belle question du destin que portent au jour les heures et les sites dont nous sommes.


       Aldo Guillaume Turin